Humoresques

Un atlas imaginaire

images/stories/Ouvrages_Bib/baridon 1_300.jpgLaurent Baridon, Un atlas imaginaire. Cartes allégoriques et satiriques. Paris, Citadelles & Mazenod, 2011, 240 p., 29x32 cm, environ 100 cartes représentées de tous pays. 69€.

Mot clé : atlas, allégorie, satire politique, bestiaire, anthropomorphisation.

Ce livre présente des documents que l’on peut qualifier des cartes figurales dans le sens où la représentation cartographique est hybridée avec celle de corps humains ou animaux et, plus rarement, de motifs végétaux. Ce procédé relève d’un phénomène que chacun connaît bien. Quiconque a longuement observé les nuages dans le ciel ou rêvé en contemplant les contours des terres sur une mappemonde sait que l’imagination conduit parfois à y percevoir des animaux, des personnages ou des visages. Reconnaître des images familières dans des formes inconnues est un phénomène courant. Il permet de relativiser l’étrangeté d’un objet et de surmonter une partie de l’incompréhension qu’il suscite.

Image : Joao Machado, Map, 2007. Collage, coll. de l'artiste

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Opicinus de Canistris
vers 1335
Ms Vaticanus Latinus 6435, f° 77r
Encre sur papier
Rome, Bibliothèque Vaticane

Les premières cartes qui relèvent de ce phénomène ont été réalisées dans les années 1330. Après avoir étudié les portulans des géographes de son temps, Opicinus de Canistris a dessiné des cartes de l’Europe et de la Méditerranée. Cédant à son imagination déréglée, il y faisait apparaître les formes allégoriques de l’Eglise et de l’Islam et conjecturait la présence de démons dans le contour des littoraux. Plus tard, à la Renaissance, la découverte de nouveaux mondes a révélé des territoires inconnus. Ces formes étranges ont été le support d’une imagination cartographique que l’imprimerie a contribué à diffuser par des cosmographies et des atlas.

La géographie de l’Europe a elle aussi été interprétée comme une allégorie politique dont les formes retrouvaient parfois la faune et la flore symboliques de l’héraldique. La Vierge Europe était à la gloire de Charles Quint, tandis que le Leo Belgicus renseignait sur l’histoire de la Guerre de Quatre-vingts ans qui divise les Pays-Bas.

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Claes Jansz Visscher
Leo belgicus, 1611 (premier état : 1609)
48, 2 x 56, 9 cm
Rotterdam, Historisch Museum


 À partir de la fin du XVIIIe siècle, avec le déclin des monarchies, les cartes devinrent plus souvent satiriques. Elles étaient aussi destinées à un jeune public que l’on espère amuser pour mieux lui inculquer une conception très nationaliste de la géographie. Lilian Lancaster, âgée d’une quinzaine d’années, dessina tout un atlas qui fut publié à Londres en 1869.


L’âge d’or du phénomène se situe entre 1870 et 1918 alors que les tensions entre les nations européennes atteignaient leur paroxysme. Les pays sont alors caricaturés sous les traits de personnages emblématiques aux attitudes agressives. Des dessinateurs se spécialisèrent dans ce genre, à l’instar de Frederic W. Rose ou d’André Belloguet. On constate que certaines cartes furent reprises ou détournées d’un pays à l’autre pour les mettre au service de causes antagonistes.

Si l’on dessine moins de cartes nationalistes après 1918, le procédé d’anthropomorphisation du territoire est resté très répandu. On le retrouve chez les caricaturistes, les illustrateurs comme chez certains artistes contemporains. Ces images présentent souvent un point de vue inverse de celui qui était jusqu’alors proposé. Alors que les cartes anciennes étaient composées de personnages ou de visages, elles montrent aujourd’hui plus fréquemment un corps sur lequel s’inscrit une géographie réelle ou fantaisiste. L’homme mondialisé cherche en lui-même les nouveaux territoires de son imaginaire.

En rassemblant la presque totalité des cartes figurales connues avant 1918 et en examinant quelques aspects plus contemporains du phénomène, cet ouvrage met en lumière un ensemble de documents qui révèlent les rapports que les hommes entretiennent avec les territoires.

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Henri Démare (?)
Concours géographique, Paris, Jullien (Impr. lith. Gosselin), 1864-1871
Boîte (bois/carton) contenant deux puzzles géographiques.
Paris, Bibliothèque nationale de France, Département des Cartes et plans

 

Il s’agit le plus souvent de faire apparaître un lien politique et cette démarche relève d’une propagande qui s’exacerbe durant les conflits militaires. Mais il peut aussi s’agir de documents aux motivations plus personnelles.

La géographie devient alors le lieu de projection d’une « carte mentale » où le dessinateur tente de se retrouver. Le fait que ces cartes aient toujours existé atteste que l’idée de superposer le corps et le territoire est à l’interface d’un imaginaire collectif et d’une sensibilité individuelle. Mais le succès très relatif de ces documents aussi étranges que spectaculaires questionne aussi l’efficacité d’un discours qui repose sur une visualité par essence ambiguë et polysémique. (Laurent Baridon)

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Shannon Rankin
Untitled (Heads), 2008
Carte, papier adhésif, 25,4 x 25,4 cm
Collection de l’artiste

Le parcours proposé par l'atlas de Laurent Baridon est exceptionnel par la qualité des images rassemblées, par l'analyse qui est faite de leur inscription dans l'histoire des peuples, par l'évolution de leurs significations pour les personnes. L'approche de l'auteur, professeur d'histoire de l'Art à l'université Pierre Mendès France de Grenoble et chercheur au sein de l'équipe "Art, imaginaire, société" du laboratoire CNRS LARHRA, apporte une vision très originale dans un champ de recherche qui suscite actuellement de grandes attentes. En dépassant le simple constat des structures caricaturales de cet ensemble iconographique, ce travail est un outil précieux au service des sciences humaines. Laurent Baridon et Martial Guédron (voir L'art de la grimace) sont de plus les auteurs de la plus récente et magistrale histoire de la caricature L'art et l'histoire de la caricature chez le même éditeur en 2007. (Nelly Feuerhahn)