Humoresques

Rire à pleines dents.

images/2021-BIB-rire pleines dents227.jpg Thérèse Willer et Martial Guédron, Rire à pleines dents. Six siècles de satire graphique. Strasbourg, éditions des Musées de Strasbourg, 2021, 212p., 35€.

mot-clé : Satire graphique, caricature

Ce catalogue de l'exposition Rire à pleines dents. Six siècles de satire graphique du musée Tomi Ungerer-Centre international de l'illustration offre une superbe rétrospective d'œuvres satiriques rarement rassemblées dans leur matérialité.

Certes des ouvrages majeurs traitant de ces questions ne manquent pas, en particulier le plus récent L'art et l'histoire de la caricature dû à Laurent Baridon et Martial Guédron (Paris, 2006, réédité 2021) qui donnent à voir un patrimoine universel sur plusieurs siècles, mais pour ce travail les deux commissaires et auteurs du catalogue -Thérèse Willer et Martial Guédron- ont prospecté dans nombre de lieux de conservation européens pour réaliser cet ensemble vraiment exceptionnel.

Pour situer cette entreprise, je voudrais rappeler qu’en France, avec l’agitation créative des années autour de 1968, l’époque s’ouvrait à une nouvelle sensibilité comique plus offensive déboutant le gag graphique dans la mouvance de Steinberg. C’est en 1971 que Michel Mélot initialement soutenu par Jean Adhémar, conservateur en chef des estampes à la Bibliothèque nationale, avait alors organisé grâce aux estampes des fonds de l’institution une exposition intitulée Le dessin d'humour du XVème siècle à nos jours. Une manifestation originale prolongée par une approche des procédés risibles dans L'œil qui rit, le pouvoir comique des images (Fribourg, Office du livre, 1975). Dans le même temps paraissait La caricature, art et manifeste, du XVIème siècle à nos jours (Genève, Skira, 1974) formidable volume d’art (édité en Suisse et en français) fondé sur la collection de Ronald Searle avec Claude Roy et Bernd Bornemann (Genève, Skira, 1974). Dans cette inspiration sont publiés en Allemagne Bild als Waffe; Mittel und Motive der Karikatur in fünf Jahrhunderten [L’image comme arme. Moyens et motifs de la caricature durant cinq siècles) par Gerhard Langemeyer et autres, dont Ernst H. Gombrich avec son texte sur "L'arsenal de la caricature" (Munich, 1985), suivi un peu plus tard par Karikatur & Satire. Fünf Jahrhunderte Zeitkritik de Walter Koschatzky (Munich, 1992), autant d'ouvrages édités à l'occasion d'expositions dans de grands musées allemands. Cette curiosité Outre-Rhin pour la satire graphique n’a pas eu son égal dans le monde académique en France avant le 21ème siècle dont témoignent l'exposition de Strasbourg et son catalogue.

En se reportant tant au catalogue qu’aux dernières publications, il est évident qu’au concept d'humour a été substitué celui de satire, un terme qui majore la dimension agressive de l'expression graphique fondée sur le rire. Une transformation certainement révélatrice de notre sociabilité contemporaine. Certes le rire est universel, toutefois il n’est pas de motif universellement partagé comme le montre en couverture du catalogue une image d’une grande violence sadique. Il s’agirait d’un cordonnier (le poinçon entre les dents) réduisant sa femme au silence en lui cousant la bouche (Rowlandson, vers 1813). Qui peut rire ? La belle jeune femme qui tient la chandelle illustre le plaisir pris par elle à ce spectacle où sa rivale est mise hors d’état de médire. Cette caricature anglaise relève d’une historicité particulière sans commune mesure avec les caricatures machistes contemporaines sans pour autant que celles-ci perdent leur potentiel sadique. Telle est la difficulté d’une présentation thématique toutes époques confondues telle celle observée par le catalogue : De Lucas Cranach l'Ancien , Sébastian Brant, François Desprez, Jacques Callot, des images parmi les plus anciennes imprimées aux plus célèbres de notre actualité, le parcours organise une démonstration qui expose l'histoire des manifestations satiriques et des manières de faire en déformant, exagérant, métamorphosant les motifs. ("Prestiges de la satire" par Martial Guédron). Impliquée dans les luttes sociales, confessionnelles et politiques, la satire s'impose aussi comme contre-pouvoir en remontant aux premières traces critiques des emprises religieuses, traces restées anonymes, puis les satires anglaises de Napoléon en particulier, les célèbres croquades de Charles Philipon, Grandville, Nadar, Thomas Nast, Wilhelm Busch, Kupka dans l'Assiette au beurre ainsi que Jossot. Gus Bofa, Chaval, George Grosz, Bosc, Sennep jusqu'à Martial Leiter ou F'murr. La satire des femmes présentée par Thérèse Willer ne manque pas de surprendre avec Rowlandson, Goya, Gustave Doré, Paul Iribe, André François, Topor et bien sûr Tomi Ungerer. Martial Guédron décrit la satire des mœurs avec James Gillray et des anonymes ou des strasbourgeois à découvrir comme Friedrich Wilhelm Schmuck, mais également Rodolphe Töpffer, Honoré Daumier, Cham, André Gill, Saül Steinberg, Ronald Searle. Une section expose des figures monstrueuses, où le rire est aussi mêlé de peur (par Thérèse Willer) avec Grandville, Rowlandson, Borislav Sajtinac, Daumier, Willem. Enfin, Tomi Ungerer qui figure dans toutes les sections est particulièrement (trop?) célébré dans une dernière partie comme maître des lieux et maître ès satire. 

Quelques réserves sur l'ouvrage : La mise en page originale est intéressante, mais elle regroupe les textes qui de la sorte sont séparés des illustrations et nécessite des manipulations dans le corps de l'ouvrage. Les allers et retours sont un peu fastidieux et il m'a fallu numéroter un grand nombre de pages pour m'y référer utilement. Enfin une bibliographie copieuse clôture l’ouvrage.

Au-delà de son intérêt propre, l'exposition et son catalogue témoignent de l'actualité des questions posées par la satire graphique dans le monde académique.

  

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