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Intellectuels empêchés

BIB-intellectuels empchs-300.jpgBrigitte Gaïti et Nicolas Mariot (dir.), Intellectuels empêchés ou comment penser dans l'épreuve. Lyon, ENS éditions, 2021, 288p., 24€

Mots-clés : Germaine Tillon, Jean-Paul Sartre, Marc Bloch, Charlotte Delbo,Marie-José Chombart de Lauwe, captivité.

 

 

Que disent les situations d'empêchement, subies ou choisies, de la condition intellectuelle? Comment persévérer contre l'empêchement? Certains des

intellectuels présentés ont été internés en camps de concentration, mobilisés pendant la guerre de 1939-45 ou sont de jeunes appelés en Algérie entre 1955 et 1962. Ce livre ne prétend nullement étudier le rire ou le comique que ces conditions ne pouvaient générer, mais la présence de Germaine Tillon parmi les auteurs cités m'a incitée à le lire pour y comprendre comment dans ces situations extêmes réagissaient les jeunes intellectuels bridés dans leurs carrières intellectuelles.

 Les terrains d'enquête présentés sont très divers, mais l'importance des apprentissages des lettrés dans l'épreuve et malgré elle, trouvent grâce aux récits de captivité, aux carnets de guerre ou aux correspondances d'exil des voies pour soutenir l'identité des auteurs étudiés.

 Germaine Tillon a pu écrire une "opérette" à Ravensbrück grâce à la solidarité des femmes de son baraquement et réussir à stimuler l'esprit du groupe et ses espoirs. Son âge plus avancé que celui des autres détenues et son expérience d'ethnologue ont été déterminants pour motiver les jeunes femmes de son groupe en camp de concentration. De Marie-José Chombart de Lauwe résistante déportée comme Germaine Tillon et Geneviève de Gaulle-Anthonioz, lors de cette expérience dramatique sont surtout accentuées des activités intellectuelles, comme se regrouper pour discuter et étudier des questions d'actualité ou de philosophie, or les différents témoignages de cette femme d'exception au fil des années qui ont suivi son retour et ses appels à la vigilance en direction de la jeunesse témoignent surtout combien pour résister aux conditions d'enfer des camps nazis il fallait mettre toute son intelligence à entretenir la vie et sauver la dignité des personnes. Il s'agit donc plutôt d'un renversement, d'une réorganisation des aspirations intellectuelles, d'ailleurs en relation avec ses études de médecine interrompues. ( http://www.senat.fr/evenement/colloque/femmes_resistantes/webdoc/chombart-de-lauwe.html)   

Cette préoccupation se retrouve chez Paul-Albert Février, jeune historien catholique appelé comme sous-officier en Algérie dont les carnets d'abord envisagés comme journal de recherche deviennent progressivement un journal intime où il livre les tourments que provoque en lui le spectacle des corps torturés, le racisme de certains militaires. A la différence des notes prises par l'officier qu'était Antoine Prost qui se veulent des témoignages sur la situation et seront publiées plus tard comme telles.

 Le rire n'a pas sa place dans ces études. Mais l'article consacré à Jean Malaquais (né Vladimir Malacki en 1908 en Pologne et arrivé en France en 1926) auteur d'un Journal de guerre (1997) apporte quelques indications sur le rôle d'un possible humour destiné aux troupes. Durant la « drôle de guerre » en 1939-40, ce jeune écrivain apatride, lauréat du prix Renaudot pour son roman Les Javanais (1939) est sollicité par un colonel pour écrire une pièce de théâtre en sketchs en vue d'agrémenter l'inspection d'un général : Quelques-uns, quelque part comporte « un certain humour viriliste » et met en scène la diversité sociale des soldats. Le journal de guerre en revanche évoque les incohérences des gradés qui bénéficient d'avantages et de confort interdits aux simples soldats. Le désespoir de l'auteur, « intello et métèque » en butte à la vulgarité des hommes de troupe livre une interprétation pénétrante du rôle d'exutoire de ces jeux de mots et autres plaisanteries salaces à la violence inouïe que fait subir la situation guerrière : « Je voudrais me convaincre qu'ici le verbe ordurier est notre idiome de détresse ». La guerre pèse sur la vie des sans-grades, elle avilit et dé-civilise. 

La centration sur l'activité intellectuelle des différentes études - l'ouvrage a tenu ses engagements - prive cependant le lecteur d'une compréhension existencielle de ces expériences extrêmes. La rare mention du rire dans ces articles, sinon d'un rire où les désespérés se livrent en mots comme dernier recours contre l'effondrement, nous indique un champ pour des études complémentaires.

Nelly Feuerhahn, 16 juillet 2021