Humoresques

Charles Martin

images/stories/Charles Martin001_300.jpgEmmanuel Pollaud-Dulian, Charles Martin. Féerie pour une grande guerre, Paris, Michel Lagarde, 2013, 60p., 16€

 

mot-clé: Charles Martin, Guerre 1914-1918, illustration, humour graphique

 

Cet album élégant et à prix modéré propose certains des dessins de guerre de Charles Martin, et notamment l’intégralité de l’extraordinaire Sous les Pots de Fleurs.

 

Comme beaucoup d’autres artistes, Charles Martin voit sa carrière brutalement interrompue par la déclaration de guerre. Le dessinateur, qui avait apporté une fantaisie et une invention bienvenues aux journaux de mode, découvre la vie du soldat d’infanterie, « le plus modeste de tous et le plus malheureux » selon son ami Pierre Mac Orlan. L’armée le mène de « sale coin » en « sale coin » : l’Artois en 1915, l’Argonne en 1916, la Somme en 1917. Une amie lui envoie papier et encre et l’encourage à dessiner. Martin trouve là un bon antidote au cafard. Lors d’une permission, il montre son travail à Lucien Vogel, le créateur de la révolutionnaire Gazette du Bon Ton. Enthousiaste, l’éditeur lui propose d’en tirer un album. Sous les Pots de Fleurs (le terme désigne le casque Adrian qui équipe l’armée française) paraît le 1er décembre 1917.
L’action ne se déroule nulle part, c’est-à-dire dans le no man ’ s land, décrit par Mac Orlan comme le « pays de personne, cette bande de terre ravagée qui sépare les adversaires, une terre sans maître, où les éléments de cauchemar se réalisent selon la qualité de l’imagination qui les exploite. » Confronté à une violence démesurée, mécanique et inhumaine, Charles Martin donne une suite de visions stylisées, précises et macabres, sans gloriole, ni grandiloquence, sans haine, ni sensiblerie, qu’il accompagne de courts textes en « prose rythmée ».
Comme un Laboureur ou un Chas Laborde, Martin refuse de se soumettre à la « culture de guerre ». On ne trouve chez lui aucune des outrances et conventions du dessin naturaliste et de son pseudo réalisme, qui continue, hélas, de sévir aujourd’hui, à travers la bande dessinée. Son trait japonisant, sa ligne claire tracent un monde cauchemardesque, où la mort rôde en permanence. La simplicité apparente des illustrations, leur dépouillement, tiennent le pathos à distance, et renforcent leur charge émotionnelle.
Les images cruelles de Martin se fixent dans notre mémoire : un soldat dans sa cagna, seul avec sa peur et qui pleure, le visage entre les mains ; un blessé hagard, choqué, qui attend son évacuation, les pieds dans la boue ; des soldats qui avancent courbés, la tête baissée, « dans l’attente tragique de l’obus "qui est pour vous" » ; un combattant qui se jette au sol, se cache les yeux et espère qu’une fois encore il sera épargné. Martin se moque de l’anecdote, du détail d’uniforme ; seule compte pour lui l’émotion, dans toute sa force.
Et il se révèle ici un écrivain de talent. Une succession d’images fantasmagoriques rendent la terreur d’une attaque aux gaz : « Un cri : les gaz !!!! Et nos bouches muettes mordent dans le bâillon gluant (…) Il en meurt un peu dans tous les coins avec les soubresauts brusques de la bête égorgée. Et pourtant ils n’ont aucun trou dans la gorge. La tête tourne, tourne, se dévisse et tombe. »
Pourtant Sous les pots de fleurs n’a retenu ni l’attention des historiens de la guerre, ni celle des critiques d’art. Le livre n’a jamais été réédité. Le trait de Martin, comme celui de Laboureur, est sans doute trop personnel, son ironie trop fine, et sa pudeur trop grande pour s’accorder avec la représentation, depuis longtemps figée dans le misérabilisme saint-sulpicien, que nous avons de la Grande Guerre. (Emmanuel Pollaud-Dulian)