Le rire élu
Le rire élu. Anthologie de l'humour juif dans la littérature mondiale. Edition établie par Judith Stora-Sandor, Paris, Gallimard, 2012, 421p, 23€
mot clé : Humour juif, littérature
On publie régulièrement des compilations d'histoires juives sans jamais explorer la littérature mondiale et ses précieuses perles traduites en langue française. Cette anthologie de l'humour juif est un recueil inédit qui, pour la première fois, présente des textes littéraires tirés des œuvres d'auteurs d'époques et d'aires géographiques les plus diverses.
Une telle édition reflète inévitablement le goût de son auteur. Cette anthologie dépend même entièrement de son sens de l'humour. Quant à l'éditeur, il doit faire confiance aux deux qualités susmentionnées. C'est la loi du genre et l'on ne peut qu'espérer que le lecteur embrassera ce choix.
Mais il est impossible de se contenter d'une telle justifica¬tion préalable. Les critères de sélection nécessitent d'être expliqués d'une manière plus approfondie. Une première question s'impose d'elle-même : suffit-il que son auteur soit juif pour qualifier l'humour de juif? On pourrait égale¬ment se demander si l'humour d'un auteur juif est toujours de « l'humour juif ». Il n'y a pas de réponse simple et uni¬voque à cette interrogation.
Ces mêmes questions ont été posées et amplement débattues à propos de la littérature juive quand, à partir du x?xe siècle, à des époques différentes selon les régions et en fonction de leur émancipation, les Juifs ont commencé à écrire dans les langues de leurs pays d'accueil. Cette lit¬térature, écrite dans d'autres langues que les langues « juives », l'hébreu et le yiddish, appartenait-elle à la litté¬rature juive? De tels problèmes se posaient plus particuliè¬rement quand les thèmes traités n'étaient pas explicite¬ment juifs, ce qu'illustre parfaitement Kafka. Bien que dans ses correspondances et ses écrits non littéraires il assume sa judéité, le thème juif n'apparaît jamais ouverte¬ment dans ses œuvres littéraires. Quoique les opinions soient encore partagées aujourd'hui, nous avons opté pour la présence, dûment motivée, d'un texte de Kafka. On trouve d'autres exemples significatifs avec les écrivains juifs américains. Saul Bellow, Bernard Malamud, Philip Roth ont énergiquement protesté contre les critiques qui voulaient qualifier leurs écrits de « littérature juive » et eux-mêmes d'« écrivains juifs ». Ils n'ont pas voulu être enfermés dans un « ghetto », mais considérés comme des écrivains américains ou des écrivains tout court. J'ignore s'ils ont manifesté les mêmes réticences quand on a qualifié leur humour d'humour juif.
J'annonce avec regret que je ne suis pas en mesure de proposer une définition simple et claire de l'humour juif. J'ai consacré une quinzaine d'années à l'étude de ce sujet qui était celui de ma thèse d'État . C'est en m'appuyant sur les résultats de cette longue recherche que j'ai donné, dans les introductions des cinq parties qui constituent le livre, ainsi que dans les commentaires qui accompagnent les textes, les clefs pour comprendre l'origine de l'humour juif, ses diverses variantes et ses caractéristiques principales. Si détaillée qu'elle soit, aucune analyse de ce phénomène ne peut prétendre à l'exhaustivité. Ce qui est vrai d'ailleurs pour l'humour en général. Depuis Platon jusqu'à nos jours, les meilleurs esprits se sont attelés à définir l'humour mais, à chaque époque, de nouveaux penseurs recommencent sans cesse le travail accompli par leurs prédécesseurs, jugé insuffisant, dépassé, voire inexact.
La littérature juive a une longue histoire si l'on consi¬dère la Bible et son exégèse — le Talmud — comme des œuvres littéraires. Mais la littérature juive moderne a pris naissance au x?xe siècle, à l'époque des débuts de la littéra¬ture yiddish dans les shtetl d'Europe orientale. Dans les autres États européens les écrivains juifs ont adopté la langue de leurs pays d'accueil. Il serait beaucoup plus diffi¬cile, voire impossible, de dater les débuts de l'humour juif. Les Juifs ont toujours aimé raconter des histoires comme le folklore en témoigne. Mais qui peut dire à quel moment ces histoires sont devenues des « histoires juives » ? Ce que l'on peut affirmer avec certitude, c'est que l'humour juif est présent dans les œuvres littéraires dès leur naissance comme le démontrent les textes sélectionnés dans cette anthologie qui suivent les déplacements de par le monde de la diaspora juive. Israël est la dernière étape de ces péré¬grinations, du moins pour un certain nombre de Juifs, et clôt tout naturellement l'ouvrage. Il y a bien une diaspora israélienne, dispersée, comme son nom l'indique, dans dif¬férents pays, mais je laisserai le soin à d'autres de recueillir leur production humoristique, qui doit exister tant il est vrai que l'humour semble consubstantiel à l'être juif.
Parmi l'étonnante diversité des textes, d'époques, de langues et de pays différents, se dégage au moins une qualité commune : la volonté de leurs auteurs de prendre cette fameuse distance par rapport aux événements ou aux situations les plus dramatiques pour les adoucir par des notes d'humour. Non seulement l'antisémitisme, les pogroms, les persécutions, n'ont pas arrêté le flot ininter¬rompu de ces textes, mais ces événements ont souvent servi de fond pour exercer l'humour. Et les « rires après Auschwitz » prouvent que même la plus grande catastrophe de l'histoire du peuple juif n'a pu anéantir sa verve.
Bien que la majorité des œuvres citées abordent des sujets graves en les dépassant par le traitement humoris¬tique, un certain nombre ne se réfèrent pas à des évé¬nements dramatiques. Ils peuvent avoir pour thème des soucis de la vie quotidienne, les désagréments de telle ou telle situation, souvent des faiblesses humaines, partagées par tout un chacun. Le ton léger n'est pas de mise dans ces cas : c'est sur le registre le plus grave, qui évoque le lan¬gage des prophètes d'Israël, que sont narrés ces problèmes, gonflés à la dimension de malheurs. Ce sont en fait des règles de base de l'écriture comique, poussées jusqu'à la démesure.
Ajoutons encore que ce panorama de l'humour juif ne se borne pas à une littérature comique. Excepté les écrits de quelques humoristes « de métier », les autres textes choisis proviennent de romans ou de nouvelles d'auteurs juifs ou d'origine juive. Ce qui prouve que, si les histoires juives font partie du patrimoine commun du peuple juif, l'humour est un ingrédient essentiel de sa littérature. (Ce texte reprend l'Avant propos de l'ouvrage)
Sommaire :
Avant- propos
Première partie
LA FAMILLE JUIVE : UNE PRISON TOUT CONFORT
INTRODUCTION
La famille - Kurt Tucholsky...............................16
MERES JUIVES..............................................18
Tu seras un homme, mon fils !? – Itzik Manguer 19
La complainte de Portnoy. – Philip Roth 22
Un art consommé. – Dan Greenburg 23
Les pères aussi… - Kurt Tucholsky 27
LA NOURRITURE 30
Un plat historique. – Heinrich Heine 32
Trop c’est trop… - Gail Parent 33
La tragi-comédie alimentaire. – Philip Roth 35
MALADIES 38
Le péril alimentaire. – Philip Roth 39
Un ulcère contre l’antisémitisme. – Bruce Jay Friedmann 42
Passions de maladie. – Italo Svevo 45
L’EDUCATION. 48
La fabrique d’enfants prodiges. – Isaac Babel 49
Sur les planches – Groucho Marx. 53
MARIAGE & CO. 60
Un rêve américain. – Philip Roth 61
Échec et mat ! – Gail Parent 62
Un mariage tombé dans le lac. – Bernard Malamud. 64
„Ohne Kinder“. – Erica Jong 73
LA "JAP" 76
Pour ou contre la JAP ? – Leslie Tonner 77
La JAP à l’œuvre. – Mordecaï Richler 79
Deuxième partie
DES HEROS NON-HEROÏQUES
INTRODUCTION
De quoi rit Rabbi Akiba ? 85
LA RONDE DES SHLEMIELS 87
Le premier shlemiel – Abraham Ibn Ezra 88
LE BONHEUR DES SHLEMIELS 88
Die kleïne mentchele – les petites gens. –Itzhak Leïbush Peretz 89
La sagesse du shlemiel. – Isaac Bashevis Singer 93
Des shlemiels de l’espèce heureuse. – Albert Cohen. 100
LE MALHEUR DES SHLEMIELS 103
Un shlemiel chez les Soviets. - Ilya Ehrenbourg 103
L’archi-shlemiel. – Bruce Jay Friedmann 109
Le shlemiel et la sabra. – Philip Roth 115
LE SHTETL. 119
La joyeuse ville-cimetière. – Sholem Aleikhem 121
LE LUFTMENSCH. 126
Rêves de fortune. - Sholem Aleikhem 126
Un luftmensch outre-Atlantique. – Saul Bellow 132
LE SHNORRER ET SA KHUTZPE. 135
Le shnorrer comme messager. – Bernard Malamud 136
Le divin shnorrer. – Israël Zangwill 149
Troisième partie
JUIFS ET GOYIM : GUIDE POUR LE DEBUTANT
INTRODUCTION
LES MILLE ET UNE MANIERES D’ETRE JUIF
OH ! PLAISIR ! 163
L’art d’échapper à un pogrom. – Sholem Aleikhem 163
Un Noël juif. – Grace Paley 169
LE JUIF COMME « SIMPLE ETRE HUMAIN » 179
Celui qui ne voulait pas être juif. – « Un sage de Sion » 179
Celle qui n’était pas juive. – Erica Jong 183
Un juif, c’est quoi ? – Joseph Heller 187
METAMORPHOSES 193
Un chrétien débutant. – Henirich Heine 194
Le juif comme Cosaque. – Isaac Babel 194
Le juif comme « singe savant ». – Franz Kafka 199
La satire contre la bêtise. - Karl Kraus 202
LE JUIF COMME « SUPERGOY » 205
Le supergoy imaginaire. – Bruce Jay Friedmann 206
La revanche. - Heinrich Heine 209
Un « Roi » juif. – Isaac Babel 212
VIVRE ET LAISSER VIVRE. 225
Un jeu de gamin. – Mendele Moïcher Sforim. 226
« Est-ce que c’est bon pour les Juifs ? » - Angel Wagenstein. 230
Un geste funeste. – Ferenc Molnar. 233
Guerre ou folie. – Joseph Heller 236
RIRES APRES AUSCHWITZ. 238
Le cas Gary ................................
Dans la peau d’un juif. – Edgar Hilsenrath. 239
La mise en rire de la tragédie. – George Tabori. 242
Le prix de la culture. – István Örkény. 247
La sarabande des vivants et des morts. – Robert Schindel. 249
Quatrième partie
HUMOUR JUIF :
SECRETS DE FABRICATION ENFIN REVELES
INTRODUCTION
Paroles rabbiniques – Mendele Moïkher-Sforim 273
Qui peut devenir juif ? 275
Une explication exhaustive – Frigyes Karinthy 277
LE STYLE HIN UN TZURIK 281
Le monologue de Tèvié - Sholem Aleïkhem 282
Qui a raison qui a tort ? – Saul Bellow. 284
+ ou - ? – Bernard Malamud. 285
Le chemin de croix – Bruce Jay Friedemann. 286
« VOUS APPELEZ ÇA UNE VIE ? »
L’AMOUR NE BADINE PAS. 289
Vive l’amour conjugal ! – Frigyes Karinthy 289
L’amour a-t-il raison ? – Isaac Bashevish Singer 294
Haro sur le mariage d’amour – Israël Zangwill 301
DUR, DUR D’ETRE UNE FEMME. 309
Si elle osait le dire… - Dorothy Parker 310
Les monologues des seins – Nora Ephron 317
VIE D’ARTISTES. 321
Rêves et réalité – Frigyes Karinthy 321
Les traces qu’on laisse – Kurt Tucholsky 328
Le pauvre et le riche. – Cyrille Fleischman. 334
LE BESSER-WAÏSSER ET AUTRES AZESPONIM. 342
Une supériorité indiscutable – George Mikes 342
Un cas limite du besser-waïsser – Tristan Bernard 345
Comment se faire avoir ? – Frigyes Karinthy 347
Cinquième partie
L’HUMOUR JUIF EN ISRAËL.
Introduction
Grâce divine et politique. – Samuel-Joseph Agnon. 356
L’humour judéo-israélien : « best of » – Ephraïm Kishon. 361
L’écrivain et son public. – Amos Oz. 375
Une famille détonnante. - Orly Castel-Bloom. 378
Aller-retour en Russie. – Boris Zaidman. 383
Un roman de pleurs et de rires. - Alona Kimhi. 388
Un homme sans tête. – Etgar Keret. 392
Post-Scriptum
G L O S S A I R E 399
NOTICES BIOGRAPHIQUES DES AUTEURS 403