Humoresques

Le règne de la poire

images/stories/Ouvrages_Bib/img412_72.jpgFabrice ERRE, Le règne de la poire. Caricatures de l'esprit bourgeois de Louis-Philippe à nos jours. Seyssel, Editions Champ Vallon, coll. La chose publique, 2011, 260 p., 23 euros.

A propos de la fortune iconographique d'un motif caricatural emblématique du régime incarné par Louis-Philippe.  Le point de vue de l'auteur dans "lire la suite".

Mot-clé :Caricature, Louis-Philippe, La Poire, Charles Philipon.

Le Règne de la Poire

La caricature de la tête de Louis-Philippe en poire appartient à notre culture politique et historique. Bien que l’auteur ou l’époque ne soient pas toujours identifiés avec certitude par tout un chacun, ce dessin familier fait partie des repères anecdotiques jalonnant notre passé. Pourtant, ce document singulier recèle une complexité et une richesse rarement mises en valeur. La dégradation de Louis XVI en cochon ou de Napoléon en ogre est signifiante, alors que la Poire, elle, ne véhicule aucun sens particulier (les expressions évoquant une « bonne poire » ou la poire comme synonyme de figure sont postérieures, et sans nul doute le résultat de cette caricature). Malgré cela, cette représentation a connu un succès immédiat et une postérité sans équivalent, ce qui constitue une curiosité. Trois questions se posent : comment ce motif est-il arrivé sous le crayon des caricaturistes ? Pourquoi l’a-t-on jugé significatif ? De quelles manières s’en est-on emparé pour le faire vivre et lui faire traverser le temps ? Depuis plus de cent soixante-dix ans, il existe des réponses partielles mais pas de synthèse sur le sujet.

La première partie s’attache à montrer la genèse de ce signe, comme une convergence de formes aboutissant à une silhouette piriforme. La Poire ne désigne pas seulement Louis-Philippe, mais la « trinité » régnante qui s’impose après la révolution de Juillet : un groupe dominant (la bourgeoisie, étroite de la tête et épaisse au ventre), son idéologie (le « juste-milieu », principe informe fondé sur le rejet des enjeux Révolution/contre-révolution) et son souverain (le « roi-citoyen »). Elle possède ainsi un pouvoir d’évocation qui dépasse de loin le sens un peu restrictif qu’on lui accorde communément, à l’instar d’autres symboles comme celui de l’Éteignoir exploité sous la Restauration.

La deuxième partie examine les raisons du succès de la Poire. L’analyse sur une longue durée de la tradition de représentation du pouvoir, depuis le « Roi-soleil » jusqu’au « Roi-poire », souligne l’importance des processus de valorisation et de dégradation du souverain dans la vie politique en France. Ce travail symbolique s’opère en 1831-1832 dans un contexte tendu : une sensation de décalage et de contradiction particulièrement vive favorise la mise en accusation satirique du pouvoir. Enfin, la restitution du terme de « poire » dans son époque permet de prendre la mesure de son potentiel satirique : symbole pratiquement « vierge », il se révèle très adapté à un usage comique, permettant des jeux de mots et des mises en scène multiples grâce à sa présence variée dans le langage courant (la « poire bon-chrétien », la compote de poires, « entre la poire et le fromage », la « poire d’angoisse », les pépins de la poire, etc).

La troisième partie décrit les usages faits de cette poire. Les satiristes mettent, selon leurs propres termes, « la poire à toutes les sauces » : textes et dessins organisent un rire politique puissant  face auquel le régime, ébranlé, réagit avec une violence croissante. La population se l’approprie, grâce à sa capacité à investir des comportements populaires bien ancrés (graffiti, cris séditieux, mises en scène grotesques, etc). Stendhal, Sand, Heine, Dumas, Fenimore Cooper, Théophile Gautier en témoignent ; Hugo et Flaubert en parlent dans leurs romans, et en dessinent eux-mêmes sur leurs manuscrits. Enfin, la Poire connaît une postérité exceptionnelle : elle ressurgit régulièrement (en 1848, puis contre Thiers, Félix Faure ou Edouard Balladur), influence les pratiques satiriques postérieures (du melon de Gill aux pommes de Jacques Chirac), et s’impose dans notre culture encore aujourd’hui (enseignement, références artistiques).

La Poire constitue une étape importante dans la construction de la culture politique collective en France. Elle révèle la victoire d’un modèle politique et social « bourgeois » succédant à celui d’Ancien Régime, évacué au cours d’une transition d’une quarantaine d’années. Ainsi, malgré son aspect anecdotique, ce dessin témoigne d’un basculement historique majeur. Il s’adresse à l’inconscient collectif comme l’expression d’une prise de conscience, celle de l’émergence d’un nouveau « règne » sous lequel nous vivons encore aujourd’hui.
Fabrice Erre
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