Humoresques

JOSSOT. Caricatures

images/stories/Ouvrages_Bib/jossot_couv_300.jp
Michel DIXMIER et Henri VILTARD, préface de Cabu.
Caricatures. de la révolte à la fuite en Orient (1866-1951)
.
Paris Bibliothèques, 2010, 183 p., 186 ill., 32 €.

Le catalogue de l'exposition est remarquablement illustré et les auteurs offrent un parcours aussi complet que possible de cet artiste extraordinaire. Voir la présentation de l'exposition en page d'accueil et le point de vue d'Henri Viltard ci-après.

Mot clé: Caricature, presse satirique, Assiette au beurre

« Toujours cette interdiction (idiote) de photographier dans un musée (dans le cas présent, une bibliothèque), toujours ces catalogues d'expositions fort chers et intéressants que pour ceux qui les conçoivent (car on les feuillette une fois et on les dépose inévitablement dans un coin de la bibliothèque...) », a-t-on pu lire sous le clavier d’une blogueuse mal lunée...

Cette saillie colérique résume pas mal de préjugés encore vivaces. En premier lieu, l’ère des « catalogues » strictement liés à l’événement qui se plaisent à lister les œuvres exposées en rapportant une foule de détails techniques, a quasiment disparu du paysage éditorial. Autant le dire franchement : ce livre n’a rien d’un catalogue. Certes, la rétrospective porte le même titre, mais seul l’éditeur et son service de communication en sont responsables... Conçu comme un ouvrage autonome accompagnant l’exposition, il se permet parfois de présenter des œuvres qui ne figurent pas sur les cymaises...

Ce volume s’adresse au grand public, par le texte comme par l’image, ce qui ne l’empêche pas de s’appuyer sur de solides recherches universitaires. En cassant votre tire-lire pour vous procurer « le Jossot » – c’est le seul livre sur le sujet –, vous n’encombrerez pas votre bibliothèque d’un énième catalogue grisâtre. Non, c’est une révolution que vous apportez dans vos rayonnages, car chaque page est un cri de révolte, une enluminure grinçante, un rictus sardonique défiant vos manuels de bonne conduite, vos Bibles et vos Corans, mais aussi vos abrégés en rébellion et vos bréviaires d’impertinence. La caricature de Jossot n’est pas seulement faite pour rire, mais pour penser. Bien que l’artiste revendique une certaine intellectualité, ses dessins parlent de nous et son langage est toujours le nôtre, simple et universel. Tant qu’il se trouvera des curés, des bourgeois, des juges, des militaires ou simplement des bien-pensants (et il se peut que cela dure encore un peu !...), votre album ne moisira pas sur son étagère...

Jossot ne se résume pas à cela et voici pourquoi il a fallu cinq petits chapitres pour décrire son itinéraire biographique et son parcours artistique, inextricablement liés l’un à l’autre. Chaque partie est émaillée d’images en couleur – dont il faut louer la qualité digne de l’exigence d’un Schwarz, l’éditeur de l’Assiette au beurre, – et séparée des autres par un cahier de reproductions. Tout cela donne au volume, très soigneusement mis en page, l’aspect récréatif d’un album : il y a à lire, à voir, à rire et à méditer. « Fort cher », disiez-vous ? Mais essayez donc d’imaginer (et de vendre !) un livre de poche sur Jossot avec une trentaine d’images en noir et blanc, format timbre-poste... !!

Un premier chapitre évoque l’enfance dijonnaise du dessinateur, son milieu familial, ses débuts maladroits dans la presse humoristique jusqu’en 1893, puis l’apparition de son premier style véritablement « jossotesque », caractérisé par des aplats de couleurs stridentes, fusionnant l’arabesque décorative aux distorsions caricaturales. Il s’agit de comprendre le contexte dans lequel est apparu ce graphisme frappant de modernité, mais aussi la manière dont il s’élabore : le rapport parodique de Jossot aux maîtres symbolistes et aux Nabis, son ancrage dans l’Art Nouveau qui le mène à considérer la caricature comme un art décoratif à part entière. Les déformations grotesques ne restent plus cantonnées aux pages des illustrés, elles ornent des salles de jeux, des objets, et s’invitent même sur les toiles des salons « sérieux ». Dans cet art satirique appliqué, les affiches immenses pour l’imprimeur Camis restent les plus étonnantes. La laideur prend des proportions colossales et ne sert plus seulement de repoussoir. Selon une esthétique délibérément expressionniste elle cherche à hypnotiser le passant.

La seconde partie de l’ouvrage aborde le côté politique et pamphlétaire de l’artiste. À partir de 1896, – date à laquelle il perd sa fille –, sa manière change et ses idées se radicalisent. C’est l’époque de l’Assiette au beurre, journal affichant ses prétentions artistiques et subversives. Ses dessins, tout en aplats vermillons écrasés d’un cerne épais, prennent une tonalité cynique pour s’attaquer aux institutions : justice, religion, armée ou police, s’entendent pour conditionner les individus et parfaire une société inégalitaire dont la figure de proue est le bourgeois. Anarchiste, Jossot l’est sans doute devenu à sa manière...

Mais ceci mène au troisième chapitre où l’on examine le terreau intellectuel du caricaturiste : la philosophie individualiste, héritée du stoïcisme et du cynisme antiques. Dès 1904, Jossot est abonné à l’Ennemi du peuple et c’est avec cette sensibilité anarcho-individualiste que ses charges stigmatisent désormais la bêtise du « troupeau. » Les opprimés sont méprisables parce qu’ils aspirent à dominer leurs maîtres... quand « Prolo » finit dans la peau d’un bourgeois, la question sociale devient insoluble et la révolution, inutile. Dans l’introspection méditative, chacun est en demeure d’analyser les conditionnements sociaux. C’est pourquoi Jossot dénonce inlassablement les comportements grégaires ou irréfléchis, les coutumes, les mœurs, la famille ou tout simplement la bêtise humaine. L’esprit critique dévoile si bien tous les mensonges collectifs qu’il finit par voir en l’univers une gigantesque farce. C’est peut-être la raison pour laquelle ses caricatures sondent tragiquement la condition humaine. Des squelettes sarcastiques se gaussent ainsi des passions terrestres et interrogent le néant en philosophant paradoxalement sur les vanités intellectuelles...

Jossot a trouvé en Tunisie le moyen de fuir cet univers terrifiant de la déformation grotesque. La quatrième partie du livre restitue le contexte polémique de sa conversion à l’islam et évalue son œuvre orientaliste. En rupture avec les valeurs occidentales, le peintre rêve un Orient idéal, chimère toujours menacée par les réalités coloniales… qui sont finalement croquées dans d’étonnantes aquarelles satiriques ! Les paysages à l’encre de Chine offrent enfin une version apaisée de son cerne, que l’on pourrait croire en phase avec la sagesse de son auteur acquis au soufisme.

Il ne faut pourtant pas s’y fier : non seulement Jossot n’a pas été totalement illuminé par l’islam, mais il n’a rien perdu de sa hargne. Ce cinquième chapitre révèle le talent pamphlétaire d’un écrivain maniant la plume aussi férocement que le crayon, lançant dans la presse indépendantiste et pacifiste ses anathèmes contre toutes les injustices coloniales, comme ses diatribes à l’encontre des compromis culturels de ses coreligionnaires. Il lui arrive même de reprendre, comme malgré-lui, ce crayon tant de fois délaissé, pour figer une fois encore tous les « agités » en masques terrifiants. L’album s’achève sur les dernières lignes de l’artiste, écrites en 1951 dans ses mémoires : « Cesser d’être, ne plus rien voir, ne plus entendre, ne plus rien sentir !  Les hommes me foutant enfin la Paix avec le Repos Eternel par-dessus le marché ! » En regard, un squelette se réveille d’un horrible cauchemar : « – J’ai rêvé que j’étais vivant !!! ».

Délicieusement ressuscité par l’exposition de la bibliothèque Forney, minutieusement exhumé dans ce livre, réincarné dans son Fœtus récalcitrant publié aux éditions Finitude, gageons que ce râleur invétéré vit en 2011 les pires heures de son éternité !